L’aspect que nous offrent les sites et monuments que nous étudions est davantage lié au hasard des évènements qu’ils ont subis qu’à l’action volontaire des hommes. Certes, les sites nous fournissent la matière d’étude indispensable à toute réflexion scientifique mais ils ne nous donnent qu’une vision arbitrairement tronquée de la réalité passée et une image souvent très éloignée de celle qu’il faudrait avoir pour comprendre l’aspect et le fonctionnement d’origine des monuments. Au contraire de leur aspect actuel, celui qu’ils avaient autrefois correspondait à un programme véritable et donc à des besoins et à des possibilités caractéristiques de l’époque considérée.
C’est donc cette cohérence, cette intégrité première et signifiante des sites, qu’il convient de rechercher. Les monuments n’avaient pas été construits par hasard. Ils n’avaient pas l’aspect de ruine que nous leur connaissons mais une forme complète en rapport avec leur fonction, des dimensions et une position dans la ville. Le but de la restitution est de passer de l’image arbitraire des sites, dont nous abordons l’étude, à une image pertinente élaborée au fur et à mesure de l’avancement de la recherche. Nous visons à reconstruire celle-ci méthodiquement.
Restitution et hypothèses
Le mot “restituer” exprime, par définition, l’idée de rendre. Il s’agit, en l’occurrence, de redonner l’idée d’un site ancien. Malheureusement, nous ne retrouvons pratiquement jamais tous les éléments constitutifs d’un monument ou d’un site si bien que nous ne pouvons, par simple déduction, aboutir à sa reconstitution intégrale. En effet, si l’on peut espérer découvrir, grâce à la poursuite des fouilles, des informations nouvelles et compléter ainsi les données connues, il est certain qu’une bonne partie du site a été anéantie. La réalité de cette perte définitive pose un problème fondamental : il empêche de pouvoir valider une restitution sur la seule base des critères du vrai et du faux. Nous devrons, en effet, restituer par hypothèse les parties manquantes du site et donc tenir compte de trois critères au lieu de deux : le vrai, le faux et le vraisemblable.
La restitution, si elle comporte une part inévitable d’hypothèse, n’est en aucun cas une invention. Elle doit tenir compte de toutes les données connues et proposer une image crédible des parties manquantes du site. En effet, il faut bien rétablir celles-ci par hypothèse pour aboutir à une vision d’ensemble cohérente. La restitution des parties manquantes ne peut donc s’appuyer que sur le bon sens et l’étude d’exemples parallèles. Elle impose, par conséquent, de raisonner par induction avec tous les risques que cela comporte. Rien ne garantit (et rien ne pourra prouver) que l’hypothèse la plus vraisemblable que nous aurons retenue à l’appui d’une étude comparative soit la bonne (c’est à-dire celle qui correspondait à l’état véritable du site à l’origine). Elle ne sera que la plus probable. Elle est celle que nous pouvons défendre au nom des meilleurs arguments et rien de plus.
Le chercheur agit en quelque sorte comme un enquêteur de police. Il rassemble toutes les informations disponibles, il émet des hypothèses et il compose méthodiquement le portrait robot de l’individu recherché. C’est ce portrait-robot que nous appellerons pour un site “visualisation” (ou représentation de l’idée que nous nous faisons du site à l’aide de signes visuels).
Certains signes jouent un rôle essentiel car ils caractérisent de manière fondamentale l’image d’un site. Nous les appelons les “déterminants” (par opposition aux signes secondaires de l’image).
Ces signes sont nécessaires et donc présents dans toute visualisation, telles que celles de Périgueux et de Jublains, données ici à titre d’exemples.
Déterminants de l’image
Nous pouvons fixer à cinq le nombre des déterminants.
Les conditions géographiques
L’aspect de la topographie et les caractéristiques du paysage sont caractéristiques du contexte dans lequel la ville se trouvait. Représenter le paysage tel que l’on sait qu’il se présentait à l’époque permet de “renforcer” la visualisation en y introduisant des signes sûrs et forts. L’image de Périgueux intégré dans la boucle du fleuve et reprenant les pentes du terrain, les carrières antiques et la végétation contient ainsi tous les éléments caractéristiques du paysage de la ville antique.
Le contour de la ville
Les recherches archéologiques permettent souvent d’apprécier l’étendue globale de la ville et sa forme générale, comme c’est le cas dans les deux exemples présentés (Périgueux et Jublains). Le contour de la ville joue un rôle comparable à celui du contour du visage dans un portrait-robot.
La trame urbaine
Les fouilles ont la plupart du temps révélé une partie de la trame urbaine (régulière ou irrégulière), ce qui permet de s’en faire une idée. Si la ville présente un tracé régulier (cas de Périgueux et de Jublains), il est d’autant plus facile d’imaginer son aspect d’ensemble.
La forme des édifices publics
Les édifices publics romains, malgré leurs différences de détails, avaient une forme spécifique fortement typée (théâtres, amphithéâtres, aqueducs…), ce qui permet d’en esquisser l’aspect. Ce sont, en outre, souvent les monuments les plus renseignés de la ville et leur restitution peut, de ce fait, être fidèle à l’original (cas de Périgueux dont les grands édifices sont assez bien connus par les fouilles : temple rond, forum, amphithéâtre ; ou de Jublains : théâtre, temple).
Les édifices publics restituables avec un degré de précision, plus ou moins élevé selon les cas, constituent donc, dans l’image, des points d’accroche visuelle très importants. Ils jouent le même rôle que le nez, les yeux, les oreilles du suspect dans un portrait-robot.
Le positionnement des éléments précédents
Même si deux villes possédaient des édifices du même type, leur position relative ne serait jamais identique. Leur position relative est donc une clé spécifique qui ressort avec une évidence particulière dans l’image. En conséquence, si une visualisation est réalisée à l’appui des cinq déterminants précités, il s’agit, certes, d’une image en partie approximative et hypothétique du site mais on peut dire au moins qu’elle ressemble, à coup sûr et le plus possible, à l’original en fonction de l’état d’avancement de la recherche.
Une visualisation est à lire dans son ensemble (car elle rétablit avec pertinence l’image globale de la ville) et non à décortiquer au niveau du détail.
Nul ne pourrait soutenir de bonne foi que l’image qu’il se fait d’une ville (même actuelle) est fondée nécessairement sur l’observation de toutes ses maisons. Bien au contraire, on ne connaît que quelques maisons d’une ville, considérées comme caractéristiques, et l’on projette leur image à l’ensemble de la cité dont nous n’avons par ailleurs en tête qu’un schéma d’organisation très rudimentaire. Sur quoi est fondée l’idée que nous nous faisons d’Amsterdam, Tunis, New-York ; il est facile de s’en rendre compte en essayant de les dessiner de mémoire.
Restituer l’image générale d’une ville antique à l’appui des cinq déterminants consiste à réaliser une construction qui est, en réalité, plus méthodique et mieux équilibrée que l’image mentale que nous avons des choses courantes. Il n’est pas indispensable de connaître toutes les maisons de Périgueux pour proposer une image vraisemblable de l’ensemble urbain pourvu que l’on connaisse le principe du tracé, quelques demeures, et que l’on ait une idée de la vocation des principaux quartiers. Les maisons ordinaires ne jouent en effet que le rôle de signes secondaires dans l’image, comme les feuilles d’un arbre. Ce n’est pas au niveau des feuilles que l’on différencie, un cyprès d’un figuier ou d’un palmier. La visualisation est donc une image “approchée” mais crédible d’un site car elle est un reflet certain : elle en est un “portrait-robot” poussé à un degré de précision maximum.
Temps et communication
Les visualisations représentent un moyen commode, rapide et économique d’exprimer les idées de façon aussi claire et évocatrice que possible. Elle permettent de les concrétiser et de faire l’effort d’imaginer l’aspect réel des lieux sans éluder (comme l’écrit permet de le faire) les difficultés majeures d’une représentation d’ensemble. Ici, tout ce qui est dans le champ est vu. Cependant, l’avantage de l’image fixe est de privilégier un point de vue, choisi de telle sorte que soient placées, au premier plan ou de façon privilégiée, les parties les mieux connues du site, en second plan les parties plus hypothétiques et, hors champ, les parties impossibles à représenter.
Ces images en deux dimensions sont pensées et lues en trois dimensions car elles correspondent à l’image mentale que l’on se fait de la ville. Une visualisation peut ainsi être parfois le point de départ d’un travail de réalisation de maquettes construites, comme ce fut le cas pour celles du musée d’Arles antique et comme ce sera le cas pour celles du futur musée de Périgueux.
La réalisation des visualisations accompagne souvent l’étude archéologique des sites et l’utilisation des outils informatiques. L’ensemble de la connaissance accumulée sur le site (relevés, textes, iconographie diverse) est structurée sous la forme d’un ensemble appelé “modèle” dont une seule partie est visualisable sous la forme de maquettes électroniques.
Le recours à l’image dessinée est avant tout une question de contexte et de choix. Pour le moment, elle reste, de très loin, la plus rentable en matière de temps, de coût, tout en permettant une qualité de rendu fine et expressive. Tant que le but n’est pas de réaliser des visites virtuelles mais de donner une information synthétique sur des supports fixes (livres, panneaux de musées, affiches), elle offre la réponse la plus appropriée au désir de communication vis-à-vis du public.
Ce mode d’expression et l’imagerie électronique ne sont pas antinomiques, bien au contraire. Dans l’étude des grands sites nous passons de l’une à l’autre en fonction des objectifs poursuivis.
Le coût des images virtuelles ne permet pas généralement leur utilisation lorsque l’ouvrage impose la restitution de nombreux sites et il n’est pas nécessaire d’y recourir si l’on ne souhaite publier de chacun qu’une image fixe. Il représente, selon les cas, soit une étape de la réalisation des maquettes électroniques, soit un mode d’expression parallèle.
Les visualisations telles que celles de Périgueux et de Jublains!1 font ainsi partie d’une grande série d’images, que nous complétons au fur et à mesure, dans le but de donner une idée d’ensemble des principales villes de Gaule et du monde romain. Elles sont presque toujours les premières tentatives de représentation générale du site étudié. Si la visualisation respecte la méthode évoquée, c’est-à-dire les cinq déterminants précités, elle restera en grande partie valable et les progrès de la recherche ne pourront consister qu’à la compléter et l’affiner. En aucun cas, elle ne pourra être remise en cause de fond en comble.
Jean-Claude GOLVIN
Directeur de recherche au CNRS, Institut AUSONIUS, Université de Bordeaux III
- Les visualisations représentent le fruit de la réflexion commune des archéologues. Celle de Jublains a été étudiée avec M. Jacques Naveau, conservateur du site et celles de Périgueux avec Elisabeth Pénisson directeur du Musée gallo-romain et son équipe ainsi que par Claudine Girardy (Direction des antiquités régionales d’Aquitaine), Dominique Tardy (Institut de recherche sur l’architecture antique du CNRS) et Jean-Pierre Bost (professeur à l’Université de Bordeaux III). ↩